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[Entretien] Caroline Fourest - Lanceuse d’alertes

Publié le 04/01/2021

Féminisme, antiracisme, laïcité… depuis plus de vingt ans, la journaliste "hybride" est de tous les combats pour l’égalité des individus. Son franc-parler et sa présence médiatique ne lui attirent pas que des amis, mais elle assume son militantisme guerrier, quitte à déplaire aux personnes qui défendent pourtant les mêmes causes. Rencontre.

On vous connaît sous différentes casquettes : militante, journaliste, réalisatrice… comment vous définiriez-vous ?

C’est une question complexe car j’ai une position hybride. Je suis une militante mais mon militantisme passe par l’information, par le fait d’alerter et de proposer des analyses, des enquêtes. Parfois, j’ai été militante de façon plus classique quand, par exemple, j’ai été présidente du centre gay et lesbien, quand je me suis battue pour le Pacs ou au moment du Mariage pour tous.

Je vis entre ces deux univers, celui de l’engagement et celui de l’information. Cela donne une forme d’information engagée. À travers mes articles et mes livres, j’essaie de résister à tout ce qui nuit à la liberté et à l’égalité, mais je respecte par-dessus tout les faits et je cherche à convaincre. Nous avons la chance de vivre dans un pays où il y a encore des librairies, un tissu associatif incroyablement riche et où les livres changent le monde. Je m’inscris dans cette tradition française d’intellectuels engagés, qui a toujours existé depuis Voltaire ou Zola.

Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire Génération offensée, un livre dans lequel vous dénoncez une forme de censure issue « d’une certaine gauche, moraliste et identitaire » ?

CFourest JFPagaUn livre est toujours la suite des précédents. Quand vous prenez tous mes livres, ils décrivent une longue alerte. Je fais partie de la génération qui s’est construite dans le rejet de l’extrême droite, du Front national. C’est là d’où je viens. Ma formation est antifasciste à la base. De cette lutte contre le Front national, je passe, en découvrant aussi mon homosexualité, à la défense de l’égalité, du féminisme et de la laïcité contre les intégrismes religieux, d’où qu’ils viennent. Alerter aujourd’hui sur la tentation identitaire d’une partie de la gauche s’inscrit dans ce parcours. Pendant cinq ans, j’ai enseigné à Sciences-Po sur la question du multiculturalisme et de l’universalisme.

Je vois bien que la génération des millennials est à la fois incroyablement curieuse, spontanément égalitaire, avide de toujours bien faire. En même temps, cette bonne volonté est parfois manipulée, instrumentalisée, voire intimidée par le fait d’avoir grandi sur les réseaux sociaux, de voir qu’une idée qui dépasse peut-être prise en chasse par des meutes et aussi par une vision de l’antiracisme qui est parfois plus identitaire qu’égalitaire.

Quelle forme prend cet antiracisme identitaire ?

Ces dernières années, il y a eu énormément d’attaques, beaucoup plus aux États-Unis et au Canada (mais cela arrive en France), contre des artistes, des professeurs, des chercheurs, très souvent de gauche, très souvent antiracistes, qui ont le malheur de continuer à voir le monde de manière universaliste et non identitaire. Je cite, par exemple, dans mon livre le cas d’une peintre célèbre, Dana Schutz, dont l’œuvre Open Casket a pour objet la mort d’un jeune Noir, Emmett Till, massacré en 1955 à cause de la couleur de sa peau. Ce tableau a été boycotté et retiré d’une exposition sous prétexte qu’il avait été réalisé par une artiste blanche.

Cela peut paraître ahurissant dans le contexte français, mais cela est en train d’arriver ici. Il y a de nombreux exemples dans le livre. Au sein de la nouvelle génération, on constate parfois une certaine disproportion entre l’émotion et ce qui la provoque. On voit des chaînes de gens offensés, choqués, parce que Camélia Jordana s’est fait des dreadlocks, parce que Pharrell Williams [compositeur et auteur américain] a mis une coiffe amérindienne pour poser dans un magazine… Ils crient à l’appropriation culturelle, comme si c’était un attentat raciste, alors que le vrai racisme n’est pas là.

Le vrai racisme, celui qui monte et peut porter l’extrême droite au pouvoir, émeut moins. Il mobilise moins que des causes assez anecdotiques dont s’emparent des étudiants assez privilégiés qui ont la tête truffée d’études de genre et d’études postcoloniales. Ils ridiculisent parfois l’antiracisme. Et ce n’est pas le moment.

Quand on se revendique de l’universel, de la République, de l’égalité, on obtient des avancées. Je l’ai vécu. Je suis née dans un pays où je n’avais pas le droit de me marier et de faire des enfants par PMA. J’ai vu ces droits être obtenus grâce au langage de la République.

Ce sont des mots durs envers des jeunes militants qui sont également dans une démarche antiraciste ?

J’essaie d’alerter mais je n’ai pas de mots durs envers eux. Je fais une différence entre certains opportunistes qui ont décidé de profiter de cette tendance pour obtenir des postes, dégager des concurrents, et les jeunes militants engagés de façon sincère. Dans le féminisme, par exemple, on voit arriver de nouvelles militantes menant des combats qui sont plus de l’ordre de l’inquisition morale que du féminisme.

Certains se revendiquent du nouvel antiracisme ou nouveau féminisme pour obtenir des places, des subventions ou vendre leurs formations. C’est du business. Aux États-Unis, ces causes sont devenues des business. Cela veut dire qu’elles deviennent plus « tendance », et c’est tant mieux, mais il ne faut pas les défigurer ni les instrumentaliser pour des intérêts privés qui iraient contre l’intérêt général. Depuis #MeToo, au sein du féminisme, nous avons aujourd’hui un pouvoir entre les mains. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années. C’est tant mieux, on s’est battu pour, mais il faut trouver un juste milieu pour agir avec justice et justesse. Sinon, on se prendra des retours de bâton.

On sent un souhait d’alerter contre une forme d’américanisation de la société…

Il ne faut pas confondre ce qui est propre à la culture américaine de phénomènes que l’on schématise comme étant de l’américanisation, mais qui relèvent simplement de l’accélération du monde moderne. Les États-Unis sont en avance de cinq à dix ans sur nous, ce qui nous permet d’anticiper ce qui arrive ici.

À 20 ans, le mouvement qui m’inspirait le plus, c’était Act Up, et j’ai beaucoup appris des États-Unis en matière de fierté militante, sur la question gay, par exemple. Il y a du bon à prendre aux États-Unis, et je comprends totalement que les jeunes militants noirs français s’inspirent des mouvements américains. C’est une évidence, et nécessaire pour construire une certaine fierté face à l’adversité. En revanche, on ne peut pas se battre contre le racisme en France comme si nous vivions aux États-Unis.

La question identitaire est un phénomène émergent en France, selon vous ?

C’est un phénomène qui est émergé et qui nous submerge. Tous les mots que nous découvrons aujourd’hui sont des mots qui ont déjà tracé des lignes aux États-Unis, et on sait où elles nous mènent. Quand on entend l’expression « privilège blanc » ou les gourous parler de la « fragilité blanche », comme Robin DiAngelo, payée 20 000 dollars par conférence, où elle explique que tous les Blancs sont racistes par nature, on détourne le regard du racisme envers les Noirs pour parler des Blancs.

En France, le mot « privilège » a une histoire. Il faut les abolir. On est donc en train d’expliquer que le fait de ne pas être discriminé est un problème. Alors que c’est le fait de discriminer qui pose problème. Du coup, on culpabilise les gens du fait d’être blanc et non raciste. Ça n’a l’air de rien, mais ce genre de glissement est exactement ce qui a aidé à relancer le suprémacisme blanc et à conforter le trumpisme aux États-Unis. Nous n’avons pas besoin de cela ici. Nous avons bien assez à faire avec l’extrême droite maurassienne et néocoloniale ! C’est comme vouloir exclure ou mépriser la participation des non-concerné.es à la lutte antiraciste ou féministe. Le meilleur moyen de diviser au lieu d’inclure.

Comment s’y prendre. Comment faire reculer les idées extrêmes ?

Quand on se revendique de l’universel, de la République, de l’égalité, on obtient des avancées. Je l’ai vécu. Je suis née dans un pays où je n’avais pas le droit de me marier et de faire des enfants par PMA. J’ai vu ces droits être obtenus grâce au langage de la République. Jamais il ne faut dévier de l’universel et de l’appel à l’égalité. Si j’avais mené mon combat contre l’homophobie en expliquant que les hétérosexuels étaient le problème – j’ai pu le penser quand j’avais 20 ans –, je n’aurais fait que renforcer l’homophobie et ralentir l’obtention de ces droits. Quand on veut convaincre les autres, on ne peut pas commencer par les exclure sur la base de « qui ils sont », sûrement pas au nom de l’antiracisme. C’est le meilleur moyen de perdre l’avantage moral sur les vrais racistes qui pensent ainsi.

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr

photo © Jean-François Paga