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Claire Hédon : “Le respect des libertés doit demeurer la règle”

Publié le 11/01/2021

Depuis 2015, les régimes d’exception se succèdent. Si des mesures spécifiques doivent être appliquées pour répondre à une situation exceptionnelle, elles ne doivent pas bafouer les libertés fondamentales. Entretien avec Claire Hédon, Défenseure des droits.

L’état d’urgence sanitaire [lire l’encadré en fin d’article] vient d’être à nouveau prolongé jusqu’au 1er avril 2021. Certains concitoyens en approuvent le principe, à savoir renoncer provisoirement à nos libertés pour des impératifs de santé publique. Mais d’autres le récusent, en pointant le côté disproportionné et liberticide. Que dit la Défenseure des droits ?

Je suis consciente que la crise exceptionnelle que nous traversons nécessite de prendre des mesures exceptionnelles. Mais, en toutes circonstances, le respect des libertés doit demeurer la règle et les restrictions, l’exception. Depuis le début de cette crise, l’institution du Défenseur des droits est fortement mobilisée. Lors du premier confinement, nous avons reçu 713 saisines au siège et 711 dans les permanences tenues par nos délégués territoriaux, en lien avec la crise sanitaire. Les situations relevaient notamment d’atteintes aux libertés et aux droits des personnes âgées en Ehpad (visites interdites, confinement en chambre, etc.). Nous avons également été saisis de situations de personnes sans domicile fixe contrôlées et ayant reçu des amendes, d’enfants interdits dans les supermarchés… Nous sommes chaque fois intervenus pour trouver une solution et faire cesser ces atteintes aux droits. L’équilibre entre exigences sanitaires et libertés est parfois difficile à trouver. Mais si certaines restrictions aux droits et libertés peuvent être légitimes, elles doivent répondre à trois exigences fondamentales qui régissent notre État de droit : le respect des principes de légalité, de nécessité et, enfin, de proportionnalité.

De nombreuses voix s’élèvent pour critiquer la gestion autoritaire de la crise, mettant en cause l’équilibre des pouvoirs au profit de l’exécutif. Le processus démocratique est-il suffisamment respecté ?

Depuis le début de la crise sanitaire, je me suis en effet inquiétée à plusieurs reprises du fait que les mesures prises ne fassent pas l’objet d’un débat public plus approfondi. Il est tout d’abord indispensable que le Parlement joue son rôle, pleinement, et notamment son rôle de contrôle et d’évaluation des mesures prises tout au long de la crise. Pour l’instauration des mesures de couvre-feu en novembre, par exemple, on peut déplorer que cela ait été décidé sans aucun débat. Et, désormais, jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire, au début avril, il n’est pas pensable que le Parlement donne tout simplement un « blanc-seing » au gouvernement pour agir par ordonnances. L’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le Parlement et le judiciaire, c’est le fondement de notre démocratie.

On sent monter une colère de citoyens qui trouvent que ces mesures sont édictées sans être insuffisamment discutées.

Il faut renforcer la participation citoyenne aux débats. Et pour cela, il faut davantage de transparence. Par exemple, que les avis du Conseil scientifique soient rendus publics dès qu’ils sont pris. L’accès à l’information est un élément essentiel pour que les mesures soient davantage comprises, et donc acceptées. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous proposons de renforcer ce Conseil scientifique par la présence de juristes spécialistes des libertés publiques, mais aussi de psychiatres, susceptibles de l’éclairer sur l’impact des restrictions de libertés sur la santé publique.

De même, il pourrait être très utile de nommer un Conseil de citoyens, qui aiderait à anticiper, pour chacune des mesures préconisées, la façon dont elle sera appréhendée par l’ensemble du corps social. Comme un moyen de voir ce qui est acceptable, ce qui ne l’est pas, ce qui est compris, proportionné, etc. J’y vois là un enjeu de cohésion sociale.

Certains avancent l’argument que, depuis 2015 et l’état d’urgence après les attentats, nous avons vécu plusieurs années sous un régime d’exception. Cette situation est-elle attentatoire à l’État de droit ?

C’est vrai que cela est assez impressionnant. J’y vois un risque important : celui de banaliser et de pérenniser le recours à un régime d’exception censé être temporaire, et de voir des mesures qui ont été prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire finalement inscrites de manière permanente dans la loi. C’est ce qui s’est produit avec la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme de 2017. Nous devons rester extrêmement vigilants.

Propos recueillis par epirat@cfdt.fr

©Photo RÉA


État d’urgence vs état d’urgence sanitaire

 L’état d’urgence est un dispositif d’exception créé par la loi du 3 avril 1955, qui permet aux autorités de limiter certaines libertés publiques de manière temporaire. Il peut être décrété soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas de calamité publique (catastrophe naturelle d’une ampleur exceptionnelle). Créé au moment de la guerre d’Algérie, ce dispositif a été appliqué trois fois durant cette période. Il est ensuite appliqué trois fois outre-mer durant les années 80, puis décrété en 2005 (émeutes dans les banlieues), et enfin entre le 14 novembre 2015 et le 1er novembre 2017, pour répondre aux risques d’attentats.

L’état d’urgence sanitaire se distingue de l’état d’urgence. C’est un régime juridique inédit issu de la loi du 23 mars 2020 qui permet également de restreindre dans le temps certaines libertés publiques (liberté de circulation, notamment) et donne à l’exécutif la possibilité de gouverner par décrets sans passer par la loi, et donc par le débat parlementaire, afin de gagner du temps.

Un premier état d’urgence sanitaire a été instauré du 24 mars au 10 juillet 2020. Un deuxième état d’urgence sanitaire a été instauré par décret le 14 octobre. Il a été prolongé jusqu’au 16 février 2021 par les parlementaires. Un régime transitoire de sortie de cet état d’urgence a aussi été prolongé jusqu’au 1er avril 2021. À cette date, l’ensemble des mesures prises dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire devrait prendre fin.