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[reportage] Pour quelques dollars de plus

Publié le 03/04/2017

En quelques années, l’industrie textile est devenue l’un des piliers de l’économie cambodgienne. Le pays a su attirer les plus grandes marques occidentales, au prix de salaires désespérément bas et de cadences infernales. Derrière l’étiquette, rencontre à la cité ouvrière de Canadia Industrial Park avec les petites mains du “Made in Cambodia”.

SoPol2À la nuit tombée, des milliers de salariées du textile sortent de Canadia Industrial Park, la principale cité ouvrière de Phnom Penh. Venues des campagnes voisines, ces ouvrières travaillent dans les usines de confection qui fournissent les plus grandes enseignes internationales. En dix ans à peine, le Cambodge est devenu le nouvel eldorado du textile à très bas coût. Ici, le salaire y est jusqu’à trois fois moins élevé qu’en Chine : pour un tee-shirt vendu 30 euros, à peine 18 centimes sont reversés aux salariés. Et s’ils refusent d’effectuer des heures supplémentaires, ils s’exposent au risque de perdre leur emploi – les contrats sont à durée déterminée de trois mois. « Sur notre contrat, il est écrit que l’on doit travailler huit heures par jour, quarante-huit heures par semaine. Mais notre quotidien, c’est plutôt dix à douze heures par jour, six jours sur sept, jours fériés compris», explique So Pol [en photo avec son mari]. Employée depuis trois ans comme couturière, elle n’a pas d’autre choix que d’accepter les cadences imposées par son employeur pour atteindre les objectifs de production.

Malgréhabitation cela, elle ne parvient pas à s’en sortir. Sur ses 145 dollars (137 euros) de salaire mensuel, elle en envoie une grosse part à sa famille, une autre sert à payer le loyer. So Pol habite les cités-dortoirs qui jouxtent les usines : des box en béton, sans eau ni toilettes, loués 50 dollars par mois. Elle y partage une pièce de 6 m2 avec son mari et quatre autres ouvriers. « On n’a pas beaucoup d’intimité. Regardez, les murs ne montent pas jusqu’en haut», sourit-elle. « Ce n’est pas le grand luxe mais ici, au moins, on a de l’air, positive Sok Leam, une voisine. Pas comme dans les usines où les fenêtres sont calfeutrées et où la température dépasse régulièrement les 40°C. »

Le surmenage et la déshydratation provoquent régulièrement des vagues d’évanouissements
SokLeamSok leam [photo ci-contre] veut témoigner de la dégradation des conditions de travail de ces 700 000 salariés du textile (dont 90 % de femmes) qui, pour quelques dollars de plus, travaillent parfois jusqu’à l’épuisement. « À l’usine, aller aux toilettes [souvent situés à l’opposé des ateliers] est considéré comme du temps de pause et déduit du salaire. Alors on boit très peu. » Le surmenage et la déshydratation provoquent régulièrement des vagues d’évanouissements – 1 100 ont été officiellement recensés l’an passé. Dans ces conditions, et avec l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh voisin, les voix des petites mains du textile se sont élevées, malgré la répression syndicale très forte dans le pays. Fin 2013, près de dix mille salariés ont fait grève à Phnom Penh pour réclamer que le salaire mensuel minimum soit porté à 160 dollars, contre 80.

À Canadia Park, personne n’a oublié ces jours de révolte ni les images des forces de l’ordre tirant à balles réelles sur les manifestants – faisant quatre morts et quarante blessés. Depuis, le salaire minimum est passé à 140 dollars, nettement insuffisant pour compenser la hausse du coût de la vie.

À des kilomètres de là, les préoccupations des multinationales sont tout autres. Inquiètes d’une nouvelle hausse des salaires, elles commencent à se tourner vers la Birmanie, où les ouvriers sont payés 60 dollars par mois. So Pol, elle, voudrait que les grandes marques continuent à produire au Cambodge, où l’industrie textile représente 20 % du PIB et 85 % du volume total des exportations. Mais elle formule un souhait, celui « qu’un jour, celles et ceux qui achètent des habits dans des grandes enseignes se rendent compte des conditions dans lesquels ils sont fabriqués ». Syndicats et ONG veilleront à l’exaucer. 

aballe@cfdt.fr

©Photos Anne-Sophie Balle

     


Un programme d’éducation ouvrière

GroupeCLC3

Depuis deux ans, l’Institut Belleville (institut de coopération de la CFDT) est engagé dans un programme de partenariat avec la Cambodian Labour Confederation, seul syndicat indépendant du pays. Le projet consiste à former de futurs responsables au droit du travail et à la résolution des conflits dans l’entreprise. « La plupart des ouvrières et ouvriers n’ont pas de connaissance sur leurs droits. La formation est là pour leur transmettre les éléments de base et renforcer le syndicat », explique Martine Roy, responsable de l’Institut Belleville.
En deux ans, quarante responsables se sont engagés dans le programme, avec la ferme intention de faire appliquer le droit du travail et contribuer à l’amélioration des conditions de travail. Par ricochet, ils ont reproduit la démarche, formant à leur tour des ouvriers désireux de s’investir syndicalement. Aujourd’hui, près de 150 ouvriers, répartis dans les différentes usines de Phnom Penh, bénéficient directement ou indirectement de ce programme.