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“ 64 % des entreprises ont externalisé le nettoyage”

Publié le 17/06/2021

Enseignante-chercheuse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Julie Valentin travaille sur la sous-traitance. Son dernier ouvrage*, coécrit avec l’économiste François-Xavier Devetter, est consacré au secteur du nettoyage, un univers professionnel emblématique des dérives de l’externalisation des tâches.

Dans votre ouvrage, vous parlez de deux millions de travailleurs du nettoyage. Comment êtes-vous arrivée à ce chiffre ?

Nous avons fait le choix de prendre toutes les professions dans lesquelles il y a la fonction de nettoyage. Par exemple, les aides à domicile sont dans notre champ de recherche, alors que le nettoyage n’est qu’une partie de leur activité. Nous comptons ainsi 700 000 agents de service dans le secteur public, 450 000 salariés dans les entreprises à côté des 800 000 qui interviennent dans les domiciles.

Sur les aides à domicile, nous sommes sur une hausse de 434 % entre 1984 et 2017, contre 34 % pour l’ensemble du salariat.

Quelle est la particularité de ces travailleurs ?

On n’en a pas forcément conscience mais c’est une population très importante qui correspond à 9 % de la population salariée en France et qui est en croissance. Sur les aides à domicile, par exemple, nous sommes sur une hausse de 434 % entre 1984 et 2017, contre 34 % pour l’ensemble du salariat. En revanche, dans le monde du nettoyage en entreprise proprement dit, on se rend compte que le pourcentage de personnes affectées au ménage par rapport à l’ensemble de la population salariée est relativement stable.

À l’intérieur de ce vaste ensemble coexiste une variété de situations. Le vécu des agents de service à temps plein n’est pas le même que celui des travailleurs dans les entreprises sous-traitantes. Ces derniers cumulent toutes les difficultés : pas ou peu de collectifs de travail, un bas salaire, des postures pénibles, une exposition à des produits chimiques et, surtout, un temps de travail partiel et morcelé.

Et la sous-traitance tend à se généraliser…

Les entreprises privées ont commencé à sous-traiter à la fin des années 80, et le mouvement ne s’est jamais arrêté. En 2017, 64 % des entreprises externalisent cette activité (57 % en 2011). Dans le public, cette pratique a commencé au milieu des années 90, et on arrive à la croisée des chemins. La pratique pourrait s’étendre à l’ensemble du monde éducatif.

Pour les salariés, la différence est considérable. À partir du moment où ils travaillent pour la sous-traitance, c’est comme s’ils n’avaient plus d’employeur. Dans le champ du nettoyage, c’est vraiment très fort. Avec le jeu des appels d’offres, des personnes peuvent rester sur le même site pendant trente ans tout en connaissant une dizaine d’employeurs (l’article 7 de la convention collective permet en effet aux salariés de rester à leur poste même en cas de changement de prestataire). Du coup, qui se sent responsable de leur santé, de leur pénibilité, de leur formation ? Personne.

Et, ce que vous montrez dans votre livre, c’est que ce recours massif à la sous-traitance n’est pas une source d’économies, contrairement à une idée très répandue.

Comme il faut payer un intermédiaire, le travail n’est pas moins cher. Les économies viennent en réalité de la baisse des temps de ménage et donc de la qualité du service rendu. De plus, comme ce système crée des emplois mal rémunérés, l’État doit compléter les revenus de ces travailleurs avec des aides sociales. Si l’employeur peut se croire gagnant, car le recours à la sous-traitance lui permet de maintenir des prix de ménage bas sans avoir à se préoccuper de ces travailleurs, sans se sentir responsable de leurs conditions de travail, in fine, c’est une source de dépense pour l’ensemble de la société.

Pourrait-on revenir en arrière ? Internaliser de nouveau ?

Le mouvement d’externalisation est si fort que l’idée de revenir en arrière paraît utopique. Pourtant, nous aurions beaucoup à y gagner. Dans notre ouvrage, nous préconisons surtout de déspécialiser la profession du nettoyage, d’aller vers une logique de polyvalence en diversifiant les tâches. C’est le seul moyen pour ces travailleurs de retrouver une place dans l’entreprise, de réintégrer un collectif de travail et de se faire entendre.

Le choix d’externaliser le nettoyage n’est pas pris de manière rationnelle dans les entreprises ou les administrations. C’est un mélange de croyances sur les économies potentielles et une forme de refus d’exercer ses responsabilités vis-à-vis d’une population considérée comme en marge, distante du corps social de l’entreprise. Il faut pousser les décideurs à réfléchir à l’organisation du travail. Ce n’est pas simple, mais c’est possible.

 

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr

* Deux millions de travailleurs et des poussières – L’Avenir des emplois du nettoyage dans une société juste. Les Petits Matins / Institut Veblen, 2021, 156 pages.

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