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« La politique d’exonération de cotisations tire l’économie vers le bas »

Publié le 03/06/2022

Directeur de recherche au CNRS, Bruno Palier est chercheur en science politique. Dans son dernier ouvrage, coécrit avec Clément Carbonnier*, il critique notre système de protection sociale et appelle à une « politique d’investissement social » pour changer la donne.

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Cet entretien a été publié dans le n°484 de CFDT Magazine.

Quels sont les inconvénients du système de protection sociale actuel ?

Avant de parler des inconvénients, parlons des réussites. Les objectifs fixés au système de protection sociale durant les années 1950-60 ont été atteints : soutenir les familles, garantir l’accès de tous à la santé, faire en sorte que chacun ait une garantie de revenu (assurance retraite, assurance chômage). Le taux de natalité est élevé, la pauvreté a fortement baissé chez les personnes âgées…

Mais le système de protection sociale d’aujourd’hui a gardé les mêmes missions que lorsqu’il a été conçu, alors même que le monde a considérablement changé. Les familles ne sont plus composées de la même façon, le travail se vit différemment et les risques sociaux ont évolué. Les femmes seules avec enfant, les jeunes précaires, les personnes les moins qualifiées, les enfants pauvres : voici des exemples des nouvelles situations difficiles que notre système de protection sociale ne sait pas bien prendre en charge. Le mode d’intervention n’est plus adapté. Mais il ne faut pas pour autant en finir avec le système actuel, puisque les risques qu’il couvre n’ont pas disparu.

Face à ces nouvelles situations, quelle stratégie adopter ?

Nous concevons une intervention en amont, pour préparer et accompagner les individus, avec une politique d’investissement social. C’est-à-dire favoriser l’accès aux crèches pour tous, ce qui est important pour les parents et les enfants, favoriser la réussite scolaire de tous les élèves et pas seulement des meilleurs. Notre économie a besoin de la réussite pour tous, et on sait le faire. La politique d’investissement social passe par un soutien à la jeunesse en matière de revenus et d’accompagnement, avec de la formation pour tout le monde. Soutenir financièrement les jeunes permet de leur garantir une autonomie, de favoriser la réussite dans les études. Et ça, ça peut aller de pair avec une stratégie de l’économie de la qualité.

Qu’entendez-vous par « économie de la qualité » ?

 La politique d’exonération de cotisations sociales menée en France est mauvaise : ça nous coûte « un pognon de dingue », et ça tire l’économie vers le bas. Par exemple, Carrefour est l’un des plus gros bénéficiaires d’exonérations : l’entreprise se sert de cet argent public pour acheter des caisses automatiques. Cette politique, c’est une stratégie de rétrécissement, dont le but est de faire des économies sur le nombre de salariés, leur temps de pause, leur formation… Et, finalement, il n’y a plus de marge de manœuvre, d’investissement possible dans l’avenir. En France, on dépense beaucoup plus en subventions à l’économie et on dépense moins que les autres en recherche et développement.

Notre raisonnement, c’est de dire qu’au lieu de tirer l’économie vers le bas, pourquoi ne pas chercher à améliorer la qualité de ce que l’on produit. Le but est de vendre plus cher. Pour améliorer la compétitivité, pas besoin de baisser les salaires ; augmentons la qualité, et ce, dans toutes les branches de l’économie, pas que dans certains secteurs. On a besoin d’infrastructures de qualité.

Il faut aussi inclure les emplois « invisibles », du nettoyage, des Ehpad, des crèches, des emplois essentiels. Si on n’a pas de services collectifs de qualité, on ne peut avoir une économie de qualité.

C’est une nouvelle façon d’envisager l’économie ?

La qualité, ce n’est pas la quantité. C’est un renversement de paradigme important, qui permet de mesurer autrement la richesse, et qui est déjà mis en avant dans certains secteurs. Les plateformes comme Uber ou Amazon savent très bien que leur modèle d’affaire repose sur la confiance, donc sur la qualité du service rendu. Ils rémunèrent et licencient selon la qualité. La qualité est au cœur du modèle d’affaire. Acontrario, chez Orpea, c’est la quantité, la productivité, qui prime : on diminue le nombre de salariés et ces derniers devront en faire toujours plus. Quand on fait ça dans le monde des services, ça produit des morts. La question est de trouver un modèle économique de qualité qui repose sur la qualification des salariés et la qualité des emplois pour garantir la qualité des services.

Une politique d’investissement social serait finançable dès maintenant ?

Oui, entre les allègements généraux de cotisations et les dispositifs fiscaux pour favoriser le secteur des services à la personne, l’État a distribué, en 2020, 60 milliards d’euros. On peut réorienter une part importante de cette somme vers des emplois d’investissement social, sans pour autant créer du chômage. Il faut cesser d’entretenir la pompe à emplois « low cost ». Les obstacles ne sont pas économiques, ils sont idéologiques.

 

* Les Femmes, les Jeunes et les Enfants d’abordInvestissement social et économie de la qualité,
de Clément Carbonnier et Bruno Palier, PUF, 2022, 320 pages.

Propos recueillis par fdedieu@cfdt.fr

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