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« Les accidents du travail contribuent aux inégalités »

Publié le 04/03/2022

Sociologue et enseignante-chercheuse, Véronique Daubas-Letourneux s’intéresse depuis plus de vingt ans aux enjeux de santé au travail –  en particulier les accidents du travail, auxquels elle vient de consacrer un ouvrage1. Selon elle, ce phénomène massif reste assez invisible et doit être mieux pris en compte dans les politiques de santé publique.

655 715 personnes ont eu un accident du travail répertorié en 2019 dont 733 mortels. C’est donc toujours un phénomène d’ampleur ? 

Capture d’écran 2022-03-04 à 11.38.01 Cet entretien a été publié dans le n°481 de CFDT Magazine.

Sur le long terme, on a observé une baisse très nette des accidents du travail des années 1950 jusqu’aux années 2000, que l’on pouvait lier à l’évolution structurelle du marché de l’emploi, avec la baisse du nombre d’ouvriers. Ces dernières décennies, le nombre d’accidents stagne à plus de 600 000 par an pour ceux avec arrêt de travail, et ça pose de réelles questions, comme si c’était incompressible.

Les indicateurs statistiques nous montrent par ailleurs une gravité accrue : il y a moins d’accidents du travail qu’avant mais ils sont plus graves. Ce qui laisse supposer que les petits accidents sont peut-être moins déclarés.

 

Malgré son ampleur, vous parlez d’un phénomène invisible ; qu’entendez-vous par là ?

Dans le débat public, partir travailler le matin et rentrer avec une blessure, ou y laisser la vie, n’est pas du tout un sujet. C’est invisibilisé, non politisé. Du côté de la littérature sociologique, les accidents du travail ne sont pas beaucoup étudiés. Il y a plus de travaux sur les enjeux des maladies professionnelles. Les accidentés sont aussi un groupe peu visible dans l’espace public et peu organisé.

Il n’y a pas de mobilisations comme on a pu le voir pour l’amiante, par exemple. L’invisibilité, c’est aussi la manière dont les statistiques gestionnaires sont produites par l’Assurance-maladie : par exemple, les accidents du travail des intérimaires sont comptabilisés au sein des entreprises d’intérim et non là où ils se produisent.

Par ailleurs, un certain nombre d’accidents du travail échappent aux statistiques car ces derniers ne sont pas déclarés par les entreprises (le taux de cotisation dépend directement du taux de sinistralité pour les plus grosses) ou par les travailleurs (par peur de se faire remarquer, entre autres).

 

Tous les travailleurs ne sont pas égaux face au risque d’accident du travail. Qui sont les plus exposés ?

 Au niveau des groupes socioprofessionnels, ce sont les ouvriers, groupe largement masculin, qui sont les plus touchés. Ce qui explique pourquoi, en nombre absolu, il y a plus d’hommes accidentés que de femmes. Toutefois, à groupe professionnel comparable, les femmes ont autant de risque de subir un accident du travail que les hommes. À l’échelle des secteurs, la construction, le BTP, l’industrie agroalimentaire, l’intérim, mais aussi la santé, le soin et l’aide à domicile – secteur très féminisé – sont caractérisés par des taux d’accidents élevés, des secteurs où les travailleurs sont peu ou pas qualifiés.

Si l’on regarde par classes d’âge, les jeunes travailleurs ont un taux de fréquence d’accidents du travail plus élevé. Mais le taux de gravité est plus important chez les travailleurs plus âgés.

 

Qu’est-ce qui ressort des récits d’accidentés que vous avez étudiés ?

 Des tendances se dégagent, concernant les conditions de survenue des accidents. Les travailleurs sont soumis à une intensification du travail, des contraintes de rythme importantes, légitimées par des impératifs de type marchand (le client, le public qui attend). Cette intensification génère un travail dans l’urgence, une diminution des temps de pause. Dans les récits recueillis, beaucoup d’accidents surviennent à un moment où il faut se presser. Les situations de travail en sous-effectif sont aussi pointées du doigt.

Enfin, il y a une question de précarité de statut, observée chez les jeunes travailleurs accidentés notamment. Le fait d’être précaire, en CDD, peu formé ou d’être peu intégré au sein du collectif, peut générer des situations qui conduisent ces jeunes travailleurs à prendre des risques et à se blesser au travail.

 

Vous plaidez pour que les accidents du travail soient davantage pris en compte dans une démarche de santé publique. C’est-à-dire ?

C’est une invitation à dépasser le seul cadre de l’entreprise, pour poser cet enjeu de manière globale, sociétale. Par leur ampleur et leur inégale répartition, les accidents du travail contribuent aux inégalités sociales de santé. Celles-ci sont d’ailleurs importantes : le gradient social de santé, c’est-à-dire l’écart entre l’espérance de vie d’un ouvrier et d’un cadre, est très important en France (il est de 6,4 ans pour les hommes, de 3,2 ans pour les femmes - Insee, 2016). Les accidents du travail, et plus généralement les atteintes à la santé liées au travail, sont des indicateurs pour agir en prévention.

Cela devrait inciter à questionner certains choix d’organisation du travail, comme la sous-traitance des activités les plus risquées, mais aussi à mobiliser d’autres leviers d’action comme le droit et l’enjeu de protection des travailleurs «ubérisés» par exemple. Le quatrième Plan santé au travail publié fin décembre atteste d’une prise en compte de la question par les pouvoirs publics : la prévention des accidents du travail graves et mortels en est un axe transversal.

1 Accidents du travail – Des morts et des blessés invisibles. Éditions Bayard, 2021, 310 pages.

 

Propos recueillis par fdedieu@cfdt.fr

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