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« La priorité est de sortir d’une réflexion segmentée par l’âge »

Publié le 21/03/2024

Économiste, ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Annie Jolivet est spécialiste de l’emploi des seniors*. Elle revient pour CFDT Magazine sur les enjeux de la négociation «Pacte de la vie au travail » en cours.

Y a-t-il une spécificité française en matière d’emploi des seniors ?

La France est en décalage par rapport aux autres pays européens concernant l’emploi des seniors pour les 60 à 64 ans. Pour les 55 à 59 ans, nous avons rattrapé la moyenne européenne. Depuis la fin des années 1990, différentes mesures ont en effet conduit à faire remonter le taux d’emploi des travailleurs plus âgés ; notamment la fin des préretraites publiques et l’impossibilité pour l’employeur de mettre à la retraite ses salariés sans leur accord avant 70 ans.

Ce qui explique la différence entre la France et les autres pays européens, ce n’est pas tant la législation et les règles de départ à la retraite. Les réformes des retraites relevaient déjà progressivement l’âge effectif de départ. C’est surtout le fait d’avoir connu de longues périodes de chômage massif. Les travailleurs âgés ont été une variable d’ajustement lors des différentes restructurations. Ils sont aussi davantage pénalisés pour retrouver un emploi lorsque les créations d’emploi sont faibles.

Il est temps de partir du vécu des travailleurs, de la réalité de leur travail pour analyser les freins à l’emploi des seniors. 

Pourquoi négocier sur ce sujet, alors ?

Après l’épisode assez compliqué de la dernière réforme des retraites, une négociation était indispensable. Le problème a en effet été pris à l’envers, une fois de plus. Il a été décidé d’accélérer l’augmentation de la durée d’assurance requise et de relever l’âge d’ouverture des droits sans discuter au préalable des conditions de travail, actuelles et passées, et de l’organisation du travail. Les manifestants ont clairement exprimé leur opposition à cette réforme car ils ne se voient pas travailler plus tard dans les conditions actuelles.

Il est temps de partir du vécu des travailleurs, de la réalité de leur travail pour analyser les freins à l’emploi des seniors. Il faut retravailler sur ce qu’est le vieillissement au travail, ce qu’en comprennent les employeurs, les salariés et connecter cela avec l’organisation du travail dans les entreprises et les administrations. Pour passer d’une vision centrée sur le déclin à une vision centrée sur le développement des capacités.

Quelle piste vous semble prioritaire ?

La priorité est de sortir d’une réflexion segmentée par l’âge qui n’est plus adaptée au contexte et aux enjeux. Aujourd’hui, on parle de salariés seniors à partir de 45 ans ou 55 ans. Ces seuils ont été largement produits par la politique publique. Avec un âge d’ouverture des droits qui passe de 62 à 64 ans, un âge d’annulation de la décote à 67 ans, garder ces seuils de référence pour les seniors n’a pas de sens.

L’usure professionnelle ou la santé au travail concerne les personnes bien avant la fin de carrière..

L’année de naissance n’est qu’une information parmi d’autres, qui doit être croisée avec des éléments liés au travail, au parcours. Un travailleur âgé n’a pas forcément beaucoup d’ancienneté dans l’entreprise ou dans son métier. Il peut être aussi novice dans son poste qu’un collègue plus jeune. Se focaliser sur l’âge empêche aussi de prendre des évolutions dans leur ensemble. Ainsi, l’usure professionnelle ou la santé au travail concerne les personnes bien avant la fin de carrière. Agir en faveur de l’emploi des seniors n’implique pas seulement des mesures spécifiques « seniors ».

Sur quels autres sujets pensez-vous qu’il faille agir ?

Un point noir est le recrutement. Quand on parle d’« emploi des seniors » en France, on ne parle que de maintien dans l’emploi. Pourtant, beaucoup de personnes sont amenées à changer d’employeur en fin de carrière. Cela implique notamment de travailler sur les critères de recrutement, mais aussi de revoir ses canaux.

C’est également se poser la question de la manière dont on forme les gens. Quand on a une expérience professionnelle, on n’apprend pas comme un débutant complet. Il faut que les modalités de formation en tiennent compte. Là aussi, l’organisation du travail joue un rôle, par exemple en créant les conditions afin de mettre en pratique et continuer à apprendre après une formation.

Pour moi, le mauvais signal serait la mise en place d’un contrat de travail spécifique « senior ». Et pire, qu’il soit assorti d’exonération de cotisations sociales, renforçant le préjugé de moindres performances. Je considérerais dans ce cas que nous faisons encore appel à de vieilles recettes.

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr