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Barèmes prud’hommes : leur validité confirmée par la Cour de cassation

Publié le 18/05/2022

Ce sont deux décisions très attendues, particulièrement dans la sphère des militants du juridique, qui ont été rendues par la Cour de cassation le mercredi 11 mai 2022. Ces décisions, qui en quelques heures seulement ont fait couler beaucoup d’encre, sont de celles que l’on retiendra longtemps, même si leur contenu n’est pas celui tant espéré…En effet, la Cour valide le barème et ferme toutes les portes à une éventuelle remise en cause ! Cass.soc.11.05.22, n°21-14490 et 21-15247.

Rappel des textes et du contexte

À l’occasion des ordonnances Travail de septembre 2017, et après plusieurs tentatives infructueuses, un barème d’indemnisation en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse a été introduit dans notre droit via une réécriture de l’article L. 1235-3 du Code du travail. Ce barème fixe des dommages-intérêts planchers et plafonds qui varient en fonction du critère de l’ancienneté(1).

Avant même leur introduction définitive, des voix se sont élevées contre ces barèmes, en particulier à la CFDT, qui les a toujours fermement combattus.

Et assez rapidement après leur entrée en vigueur, des décisions de conseils de prud’hommes, puis de cours d’appel, ont conclu à la non-conformité du barème avec l’article 10 de la convention OIT n°158 et l’article 24 de la charte sociale européenne. Chacun de ces deux textes précisant en effet que, faute pour le salarié abusivement licencié d’être réintégré dans l’entreprise, celui-ci doit pouvoir prétendre à une « indemnité adéquate » ou à une « autre réparation appropriée ».

Certaines cours d’appel ont, quant à elles, décidé que le barème devait être écarté, car, après avoir procédé à une appréciation in concreto de la conformité de celui-ci aux textes internationaux et européens dans les espèces qui leur étaient soumises, elles ont considéré que l’application du barème ne permettait pas une réparation adéquate du préjudice subi par le salarié. 

 

Rappel des faits et de la procédure

Dans la première affaire, seule ici commentée en détail, et dans laquelle la CFDT est intervenue volontairement, une salariée, embauchée depuis septembre 2013 en qualité de coordinatrice, a fait l’objet d’un licenciement pour motif économique en octobre 2017. Cette salariée a décidé de contester ce licenciement et de demander une indemnisation de son préjudice pour un montant dépassant le plafond prévu par le barème prud’hommes.

La cour d’appel, après avoir considéré que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse, a condamné l’employeur à indemniser le préjudice subi du fait de la rupture injustifiée du contrat, à hauteur de 32 000 euros. Elle décide ce faisant de mettre à l’écart le barème qui, dans cette situation précise, prévoyait une indemnisation comprise entre 13 211 euros et 17 615 euros. Pour elle, le barème ne permettait pas, « compte tenu de la situation concrète et particulière de la salariée, âgée de 53 ans à la date de la rupture, une indemnisation adéquate et appropriée du préjudice subi, compatible avec les exigences de l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT ».

Un pourvoi est alors déposé par l’employeur.

 

L’argument principal du pourvoi

Selon l’employeur, en mettant à l’écart le barème pour procéder à une appréciation in concreto de la conventionnalité de l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT dans le cas particulier de la salariée, la cour d’appel a violé les principes constitutionnels de sécurité juridique et d’égalité des citoyens devant la loi, ainsi que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT et l’article L. 1235-3 du Code du travail.

Saisie du pourvoi, c’est à la question de savoir si les juges peuvent procéder à une appréciation in concreto de la conventionnalité de barème que la Cour de cassation a dû répondre.

 

Un barème conforme à l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT...

L’objet n’est pas ici d’entrer dans le détail de l’arrêt de la Cour de cassation, mais plutôt d’en identifier les points saillants et les motifs qui l’ont conduit à rejeter cette possibilité d’un contrôle in concreto.  

Au préalable, il faut noter que la Cour de cassation rend sa décision au visa de l’article 6 de la DDHC de 1789 pour rappeler que « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Un élément important qui permet ensuite de mieux saisir le sens de la décision.

-En ce qui concerne l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT, la Cour rappelle qu’en vertu de ce texte, les juges doivent pouvoir, en cas de licenciement injustifié, et à défaut de pouvoir proposer ou ordonner une réintégration, « être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».

Elle retient ensuite que les stipulations de cet article, qui « créent des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir à l’encontre d’autre particulier » sont d’effet direct en droit interne. Ce qui signifie en d’autres termes que les particuliers peuvent les invoquer devant les juges français.

Elle précise enfin ce qu’il convient d’entendre par indemnité adéquate : il s’agit d’une indemnité « suffisamment dissuasive pour éviter le licenciement injustifié » et d’une indemnité qui doit « raisonnablement permettre l’indemnisation de la perte injustifiée de l’emploi ».

Dans le second arrêt rendu le même jour, c’est sur l’invocabilité de l’article 24 de la Charte sociale européenne que la Cour de cassation s’est prononcée. Elle rappelle que les stipulations d’un traité  international sont « d’effet direct lorsqu’elles créent des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir et que, eu égard à l'intention exprimée des parties et à l'économie générale du traité invoqué, ainsi qu'à son contenu et à ses termes, elles n'ont pas pour objet exclusif de régir les relations entre États et ne requièrent l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des  effets à l'égard des particuliers ». Pour ensuite constater que les dispositions de la Charte sociale européenne, en particulier l’article 24, nécessitent que les États prennent des actes complémentaires d'application, et affirmer en conséquence qu’elles n’ont pas d’effet direct en droit interne.

La Cour de cassation procède ensuite à une confrontation des textes du Code du travail à ces deux exigences : dissuasion et indemnisation raisonnable.

L’article L. 1235-3 : une indemnisation adéquate, car raisonnable et dissuasive

Pour démarrer, la Cour de cassation dresse la liste exhaustive des situations de nullité du licenciement dans lesquelles le barème prud’hommes ne s’applique pas : discrimination, violation d’une liberté fondamentale, violation du statut protecteur....

Liste qui lui permet ensuite d’en déduire, sans autre explication, que le barème, « dont le montant est compris entre des montants minimaux et maximaux variant en fonction du montant du salaire mensuel et de l’ancienneté du salarié » et qui ne s’applique pas en cas de nullité du licenciement, permet « raisonnablement l’indemnisation de la perte injustifiée de l’emploi ».

Puis elle rappelle que les juges peuvent, en application de l’article L. 1235-4 du Code du travail, ordonner d’office le remboursement à Pôle emploi, par l’employeur qui s’est rendu coupable d’un licenciement injustifié, de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, dans la limite de 6 mois. Pour en déduire que ces sommes pouvant être mises à la charge de l’employeur jouent bien ce rôle de dissuasion, imposé par l’article 10.

Et affirme in fine que les dispositions du Code du travail relatives au barème prud’hommes « sont de nature à permettre le versement d’une indemnité adéquate ou une réparation considérée comme appropriée au sens de l’article 10 » et donc compatibles avec ce même article.

...Et une appréciation in concreto de la conventionnalité impossible pour les juges du fond !

C’est sur ce dernier point que la Cour de cassation ferme définitivement la porte à toute possibilité de contournement des barèmes : les juges du fond ne peuvent pas procéder à cette appréciation in concreto ! Plus précisément, la Cour de cassation explique quel doit être le rôle du juge face à une demande d’indemnisation du préjudice subi en raison d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse : il doit certes apprécier la situation concrète du salarié, mais ceci uniquement pour déterminer le montant de l’indemnité due entre les montants minimaux et les montants maximaux fixés par le barème

 

Une décision qui ne convainc pas !

Cette décision était très attendue, car elle aurait pu offrir une porte de sortie dans les situations où manifestement le préjudice du salarié ne pouvait pas être réparé en appliquant le barème.

Et bien évidemment, à la lecture des arrêts, la déception est importante !

Cette décision, mais surtout le principe du barème prud’hommes, est particulièrement inquiétante pour plusieurs raisons : l’indemnisation du préjudice subi en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse est, entre autres, la sanction de la violation de la loi par l’employeur qui licencie sans motif. Mais cette sanction, lorsqu’elle est prévisible et insuffisamment dissuasive, produit-elle toujours les conséquences qu’elle devrait produire, à savoir protéger efficacement et effectivement les salariés contre un licenciement abusif ?

Et l’indemnisation espérée, lorsqu’elle est trop faible, ne conduira-t-elle pas le salarié à renoncer à agir en justice pour contester son licenciement, qu’il considère pourtant abusif ? N’est-ce pas in fine la cause réelle et sérieuse de licenciement qui s’en trouve fragilisée ainsi que l’effectivité de cette protection contre le licenciement abusif ?

Au-delà de ces aspects de fond, il semble difficile de considérer que le principe d’égalité s’oppose à un contrôle in concreto, en fonction du préjudice de chaque salarié :  lorsqu’il est question du principe d’égalité, ne devons-nous pas nous poser la question de savoir si l’on compare des situations identiques ? Et en ce qui concerne le préjudice subi par un salarié licencié sans motif, comment admettre que le préjudice soit le même entre 2 salariés ayant une ancienneté identique, quel que soit le préjudice qu’il a réellement subi ?

Par ailleurs, le fait que les cas de nullité soient exclus de l’application du barème conduit la Cour de cassation à en déduire que nos textes permettent une indemnisation raisonnable. Mais là encore, c’est bien du préjudice dont il est question, non de la seule gravité de la faute commise par l’employeur. Doit-on en déduire que le préjudice subi par un salarié dont le licenciement est nul est de facto plus important que le préjudice subi par le salarié licencié sans cause réelle et sérieuse ? Ceci alors même que le résultat est le même pour eux : ils n’auraient pas dû perdre leur emploi !

Par ailleurs, si la Cour dresse la liste exhaustive de cas de nullité dans lesquels le barème ne trouve pas à s’appliquer, en revanche, elle ne se livre pas à une analyse des barèmes eux-mêmes, notamment de leur fourchette basse et de leur fourchette haute, et de la marge d’appréciation laissée au juge. Ce qui questionne d’autant plus qu’il s’agissait d’interroger le caractère « raisonnable » de la réparation du préjudice…

Pour la CFDT, c’est désormais la loi qui doit évoluer, afin qu’a minima, à défaut d’être supprimés, les barèmes soient revus à la hausse de sorte que les préjudices subis par les salariés soient, en toute hypothèse, indemnisés de manière adéquate.

La décision à venir du Comité européen des droits sociaux, elle aussi très attendue, si elle considère que les barèmes français sont contraires à la Charte sociale européenne, sera un levier pour appuyer cette nécessaire évolution du Code du travail.

De même que le rapport de l’OIT, qui « invite le gouvernement à examiner à intervalles réguliers, en concertation avec les partenaires sociaux, les modalités du dispositif d’indemnisation prévu à l’article L. 1235-3, de façon à assurer que les paramètres d’indemnisation prévus par le barème permettent, dans tous les cas, une réparation adéquate du préjudice subi pour licenciement abusif »…

 

(1) Par exemple, un salarié qui justifie de 4 années d’ancienneté peut, s’il est licencié sans cause réelle et sérieuse, prétendre à au moins 3 mois de dommages-intérêts (= plancher) et à au plus 5 mois de dommages-intérêts (= plafond). À noter également que les planchers varient aussi en fonction de la taille de l’entreprise.

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