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Baby-loup : une France "condamnée" au profit de la liberté de religion

Publié le 03/10/2018

Alors que le feuilleton « Baby-Loup » semblait avoir pris fin en juin 2014, suite à un arrêt de la Cour de cassation rejetant le pourvoi formé par une salariée licenciée d’une crèche pour avoir refusé de retirer son voile, et ce en violation du règlement intérieur, voilà que s'ouvre un nouvel épisode, cette fois-ci à un niveau supra-national.

Contrairement aux juges français, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a, dans ses constatations rendues en août dernier, considéré que la restriction à la liberté de religion apportée par le règlement intérieur de la crèche constituait une discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion en violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. DCH, 10.08.18, n°2662/2015.

  • Les faits

Pour rappel, « Baby Loup » est une association privée dont l'objet est l’accueil de la petite enfance. Le règlement intérieur de cette crèche prévoit que « Le principe de liberté de conscience d'opinion et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités développées par la crèche. ».

En 2008, de retour de son congé parental, une des éducatrices se présente voilée sur son lieu de travail. Se fondant sur le règlement intérieur, l’employeur lui demande de retirer son voile. Refusant d'obtempérer, la salariée se voit licenciée pour faute grave et enclenche une action judiciaire pour faire reconnaître son droit à porter le voile.

 

  • Rappel des procédures engagées devant les juridictions françaises

Après avoir été déboutée par les juges du fond (1), la salariée présente un recours en cassation. L’objectif : faire reconnaître son licenciement comme étant discriminatoire et attentatoire à sa liberté de manifester sa religion.

Dans un premier arrêt rendu en 2013 (2), la Cour de cassation lui donne raison et juge le licenciement nul, car fondé sur un motif discriminatoire. Elle considère en effet que la restriction apportée par le règlement intérieur à la liberté religieuse est générale et imprécise, et ne répond donc pas aux exigences légales.

Le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché (article L. 1321-3, 3° du Code du travail).

A noter que la loi Travail du 8 août 2016 a expressément introduit dans le Code du travail la possibilité, pour un règlement intérieur, de comporter une clause de neutralité restreignant ainsi la la manifestation  des convictions des salariés, à condition que ces restrictions soient justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et qu'elles soient bien entendu proportionnées au but recherché (art. L.1321-2-1 du Code du travail). A l'époque des faits, cette disposition ne s'appliquait pas. 

Mais 15 mois plus tard (3), la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, va rendre une toute autre décision. Elle considère cette fois que la restriction à la liberté de manifester sa religion est suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés et proportionnée au but recherché. En d’autres termes... le licenciement est justifié !

Les voies de recours étant épuisées, la salariée n’a pas d’autre solution que de se tourner vers les juridictions internationales. C’est ainsi que, le 18 juin 2015, la salariée saisit le Comité des droits de l’homme des Nations Unies (CDH) pour violation des articles 18 et 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques touchant à la liberté de religion et à l’interdiction de discrimination en raison de la religion et du sexe.

Voilà où nous en étions restés…

 

  • « Décision » du Comité des droits de l’homme des Nations unies

Dans ses conclusions rendues le 10 août 2018, le CDH constate la violation par la France des articles 18 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à savoir une atteinte à la liberté de religion et une discrimination en raison de la religion et du genre.

-  Une atteinte injustifiée à la liberté de manifester sa religion 

Selon l'article 18 § 3 du Pacte, « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ».

Pour l’Etat français, la restriction dont la salariée a fait l’objet :

- est prévue par la loi ;

- a un but légitime, celui de la protection des droits et libertés des enfants fréquentant la crèche et de leurs parents ;

- est proportionnée, car la restriction ne s’appliquait pas en dehors du champ d’activités de la crèche et se limitait bien aux activités entraînant le contact du personnel avec les enfants.

Pour le CDH, les restrictions à la liberté de manifester sa religion doivent nécessairement être « en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci » (4).

Or en l'espèce, il estime que l’Etat ne justifie pas suffisamment en quoi le port du foulard est incompatible avec la stabilité sociale et l’accueil promus au sein de la crèche, ni en quoi il porte atteinte aux libertés et droits fondamentaux des enfants et parents qui la fréquentent.

Il rappelle par ailleurs que le port du foulard ne peut, en soi, être considéré comme constitutif d’un acte de prosélytisme.

Selon lui, l’obligation imposée à la salariée de retirer son foulard dans les locaux de la crèche et le licenciement pour faute grave (privatif de toutes indemnités) qui l'a suivie ne constituent pas des mesures proportionnées au but recherché. En conclusion, « la restriction établie par le règlement intérieur de la crèche et sa mise en œuvre constituent une restriction portant atteinte à la liberté de religion de l’auteure en violation de l’article 18 du Pacte ».

 

- Une discrimination basée à la fois sur le genre et sur la religion

Selon l'article 26 du Pacte, « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. A cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».

Pour la salariée, son licenciement a un caractère discriminatoire car la clause du règlement intérieur sur laquelle il est fondé touche de manière spécialement désavantageuse les femmes musulmanes qui ont fait le choix de porter un foulard.

De son côté, l’Etat français prétend au contraire que la clause du règlement ne crée aucune discrimination, puisqu’elle ne vise aucune religion, aucune conviction philosophique ni aucun sexe en particulier. La différence de traitement n’avait donc lieu qu’entre les salariés qui souhaitaient manifester leurs convictions religieuses et ceux qui ne le souhaitaient pas. Il ajoute que le voile islamique est identifié comme un « signe extérieur fort ».

Prenant en considération les différents arguments des parties, le CDH tranche l'affaire en répondant aux deux questions suivantes.

Sommes-nous en présence d’une discrimination indirecte ?

Le comité des droits de l'Homme nous rappelle qu’une règle, ou mesure, apparemment neutre ou dénuée de toute intention discriminatoire peut entraîner un désavantage particulier pour certaines personnes par rapport à d’autres : il s’agit d’une discrimination indirecte (5) (ce qu’allègue précisément la salariée en l’espèce).

Puis il ajoute que « toute différenciation en raison de la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation tel qu’indiqué par le Pacte, ne constitue pas une discrimination, tant qu’elle est basée sur un critère raisonnable et objectif ayant un but légitime, tel que prévu par le Pacte ».

Or le Comité constate que la restriction prévue par le règlement intérieur de la crèche cible en réalité une population, celle des femmes musulmanes qui avaient fait le choix de porter un foulard. Ce qui constitue en soi un traitement différencié (6).

Cette différence de traitement poursuit-elle un but légitime et repose-t-elle sur un critère raisonnable et objectif ?

Alors que pour l’Etat français, le traitement différencié se basait bien sur un critère objectif qui n’était ni arbitraire ni déraisonnable.

Le CDH ne l'a pas entendu de cette oreille. Au contraire, il relève que la salariée a été licenciée sans indemnité de rupture parce qu’elle portait un foulard alors même qu’aucune justification satisfaisante sur la manière dont ce foulard l’empêchait de mener à bien ses fonctions ne lui a été fournie et sans que la proportionnalité de cette mesure n’ait été évaluée. Pour le Comité, l’État n’a donc pas suffisamment expliqué la façon dont le licenciement de la salariée poursuivait un but légitime ou était proportionné à ce but.

Il conclut que le licenciement « ne reposait pas sur un critère raisonnable et objectif et constitue donc une discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion, en violation de l’article 26 du Pacte ».

 

  • Les conséquences de la « condamnation » de la France

- Des recommandations

Dans sa décision, le Comité énonce des recommandations à l’égard de l’Etat français. Il est ainsi tenu de fournir à la plaignante un « recours utile », ce qui signifie qu’il doit lui « accorder une réparation complète […] dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés ». Il peut s’agir d’une indemnisation de la salariée, d’une compensation pour la perte d’emploi sans indemnité, etc. L’Etat est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir d’éventuelles futures violations.

- Un suivi de la décision du CDH

Le Comité déclare également qu’il souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 180 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. En outre, il invite l’Etat français à les rendre publiques.

 

  • Une décision salutaire, mais à la portée nuancée

Alors que la jurisprudence française venait d’adopter une position plus souple concernant les conditions dans lesquelles un règlement intérieur peut restreindre la liberté religieuse, les conclusions du CDH sont plutôt bienvenues, puisqu’elles viennent renforcer la protection de ces droits et libertés.

Cette avancée mérite toutefois d’être nuancée, car le Comité des droits de l’Homme n’a pas le pouvoir de condamner, ni de sanctionner. Les conclusions qu’il rend se bornent en effet à constater la violation, ou non, par l’Etat d’un droit garanti par le Pacte international, mais cette constatation est dépourvue de force juridique obligatoire.

La constatation dispose néanmoins d’une autorité certaine, en ce sens que le CDH indique les mesures à prendre pour se conformer au Pacte. Il met également en place un suivi d’exécution de ses constatations, afin de faire respecter les dispositions du Pacte. Il faut par ailleurs préciser que les Etats signataires ont tout de même contracté certaines obligations desquelles ils ne peuvent s’extraire à moins d’avoir émis des réserves (7).

Il nous reste à attendre de voir dans quelle mesure l’Etat français va mettre en œuvre ces recommandations et si le juge va tenir compte de ces constatations. Une chose est sûre : la France pourra difficilement les ignorer totalement !

 



(1) CPH Mantes-la-jolie du13.12.10 ; CA Versailles, 27.10.11.
(2) Cass.soc.19.03.13, n°11-28845.
(3) Cass.ass.plén., 25.06.14, n°25-0614.
(4) Point 8.6 des constatations.
(5) Directive 2000/78/CE du Conseil du 27.11.00 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
(6) Pour établir ses constatations, il est intéressant de noter que le CDH s’appuie sur les observations finales qu’il a émises suite à un rapport périodique de la France de 2015. Dans ses observations, le CDH faisait référence aux restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions qui affectent particulièrement les personnes appartenant à certaines religions et les filles et s’inquiétait « de ce que les effets de ces lois sur le sentiment d’exclusion et de marginalisation de certains groupes pourraient aller à l’encontre des buts recherchés », voir Comité des droits de l’homme : "Observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la France 17 août 2015 CCPR/C/FRA/CO/5", § 22. 
(7) Art 2.3 du Pacte : "Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à :
a) Garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d'un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles ;
b) Garantir que l'autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l'Etat, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ;
c) Garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié".

 

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