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Détachement : un tribunal administratif valide une «clause Molière»

Publié le 19/07/2017

Le tribunal administratif de Nantes s’est prononcé sur la légalité d’une «clause Molière». Il s’agissait d’une clause introduite par la région des Pays de la Loire dans le cadre d’un appel d’offre de marché public, qui exigeait le recours à un interprète pour informer de leurs droits les travailleurs qui ne parlent pas français. Contre toute attente, le juge administratif a validé cette clause.  Une décision regrettable, à nuancer toutefois puisqu'il s'agit d'un jugement de première instance, rendu en référé.TA Nantes, 07.07.17, n°1704447.

La «clause Molière» vise à imposer aux entreprises intervenant sur les chantiers publics que leurs salariés comprennent et parlent le français, ou à défaut qu’ils recourent à un interprète pour traduire notamment les consignes de sécurité aux travailleurs. A l’échelle française comme à l’échelle européenne, cette clause est vivement critiquée au motif qu’elle est discriminatoire et va à l’encontre du droit de l’Union européenne (1). De plus, une telle clause constitue clairement un frein au détachement.

  • Une instruction ministérielle juge illégale les «clauses Molière»

Le 27 avril 2017 (soit un mois avant cette affaire), l’ancien Gouvernement s’est exprimé via une instruction interministérielle(2) qui déclare illégales les «clauses Molière» imposant l’usage du français sur les chantiers. Le texte précise que cette clause excède la volonté du législateur, eu égard aux dispositions du Code du travail qui «n’imposent pas l’obligation de parler ou de comprendre le français à l’égard des ressortissants de l’Union européenne, des étrangers qui ne s’installent pas durablement en France, ainsi que des travailleurs détachés»(3). En conclusion, les quatre ministres signataires(4) ont rappelé à l’ordre les préfets en leur demandant de traiter comme illégales ces clauses (qu’il s’agisse de délibérations prévoyant de tels dispositifs ou de marchés publics ou contrats de concession contenant ces clauses).

  • Le cas de la «clauses Molière» dans les Pays de la Loire

Dans cette affaire, une «clause Molière» a été mise en place par le Conseil régional des Pays de la Loire dans le cadre d’un appel d’offre de marché public. Celle-ci prévoit que pour «permettre au maître d'ouvrage d'exercer son obligation de prévention et de vigilance, […] le titulaire [du contrat] est tenu de recourir, à ses frais, à un interprète qualifié dans les langues concernées, si les personnels présents sur le chantier, quelle que soit leur nationalité, ne disposent pas d'une maîtrise suffisante de la langue française pour leur permettre de comprendre la réglementation sociale en application du Code du travail. La prise en charge des frais d'interprétariat se fera aux seuls frais du titulaire».

Le 22 mai 2017, en s’appuyant sur l’instruction ministérielle, la préfète des Pays de la Loire a saisi le tribunal administratif de Nantes d’une requête en référé précontractuel(5) (procédure d’urgence) pour invalider la clause mise en place par le Conseil régional des Pays de la Loire.

  • Une simple application de l’instruction ministérielle par la Préfète

Pour la Préfète, le fait de devoir recourir à un interprète aux frais du titulaire du marché (le maître d’ouvrage) méconnaît les principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats. Elle soutient ainsi que le surcoût qu’implique cette clause conduit à «dissuader la présentation d’offres concurrentes d’autres entreprises employant des travailleurs étrangers». 
De plus, une telle clause constitue «un détournement de procédure en méconnaissance des dispositifs spécifiques mis en place par l’état pour contrôler les conditions de recours aux travailleurs détachés». Ainsi, il semble que la Préfète se réfère aux nouvelles obligations d’informations dans le secteur du BTP qui sont issues de la loi Travail(6).
Cette clause, qui impose la maîtrise suffisante de la langue française au lieu de n’imposer qu’une langue susceptible d’être comprise par tous les intervenants du chantier, serait en outre «disproportionnée et contraire tant à la libre circulation des travailleurs qu’à la libre prestation de services» garanties par le droit de l’Union européenne.
Enfin, en cas de non-respect des obligations, la clause «instaure un régime illégal de sanction contractuelle» équivalent à une pénalité correspondant aux frais consécutifs pour la Région des Pays de la Loire, assortie d'une pénalité forfaitaire de 100 euros par jour de carence constaté.

Pour la Région des Pays de la Loire, cette clause ne peut être qualifiée de «clause Molière» au sens de l’instruction ministérielle du 27 avril 2017 car elle n’impose pas de façon systématique la maîtrise de la langue française mais permet à la région d’assurer ses obligations en matière de protection sociale et de protection de la sécurité des travailleurs.

A noter que juge ne se prononce pas sur cet argument. Or, pour la CFDT, cette clause est clairement une «clause Molière» au sens de l’instruction ministérielle.

  • Une première décision validant une «clause Molière»

Dans son ordonnance, le juge administratif valide la clause au motif qu’elle répond à un double objectif «de la protection sociale des salariés et de sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier», qu’elle n’est pas disproportionnée
De plus, il précise que même si les dispositions de la clause «ne sont pas neutres sur la formation des offres, elles trouvent à s’appliquer sans discrimination même indirecte à toutes les entreprises soumissionnaire quelle que soit la nationalité des personnels présents sur le chantier». Le juge estime en outre que les principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats ne sont pas méconnus.
Enfin, en ce qui concerne le détournement de procédure relatif aux règles du détachement, le juge considère que cet argument est inopérant. Il n’y a pas détournement dès lors qu’il porte «sur des manquements étrangers aux obligations de publicité et de mise en concurrence qu’il [ne lui] appartient pas de sanctionner».

  • …à nuancer

Cette décision est pour nous regrettable. Toutefois elle ne présage en rien les décisions qui pourraient être rendues par d’autres juges administratifs, puisque ces clauses ne sont pas formulées de la même manière d’une région à une autre.
Elle ne présage pas non plus de la position qui pourrait être prise par le Conseil d’Etat, au regard de la conformité avec le droit de l’Union européenne,s’agissant principalement du principe de non-discrimination en raison de la nationalité (article 18 du Traité) et en raison de la langue (article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne).
D’ailleurs, une question préjudicielle pourrait être posée à la Cour de justice de l’Union européenne. A suivre.

 



(1) Art. 18 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (interdiction de discrimination en raison de la nationalité) et art. 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (interdiction de discrimination en raison de la langue).

(2) Instruction interministérielle relative aux délibérations et aces des collectivités territoriales imposant l’usage du français dans les conditions d’exécution des marchés.

(3) Art. L.5221-1 et -3 C.trav.

(4) Michel Sapin, ministre de l’Economie et des Finances, Myriam El Khomri, ministre du travail, de l’emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, Jean-Michel Baylet, ministre de l’Aménagement du territoire, de la Ruralité et des Collectivités territoriales, et Matthias Fekl, ministre de l’Intérieur.

(5) Le référé précontractuel est une voie de recours ouverte en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence lors de la passation d’un marché public.

(6) Art. L.1262-4-5 C.trav.