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Egalité professionnelle : précisions sur l’accès à l’expertise dans le cadre de la négociation

Publié le 19/05/2021

Dans les entreprises d’au moins 300 salariés, le Code du travail permet au CSE de recourir aux services d’un expert habilité « en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle » et de bénéficier d’une prise en charge totale ou partielle du coût induit par cette prestation. Présenté ainsi, le cadre légal semble être clair et limpide. Un contentieux introduit par un employeur aux fins de contestation du recours à une telle expertise a pourtant permis d’y apporter quelques précisions techniques particulièrement intéressantes. Cass.soc.14.04.21, n° 19-23.589, publiée au Bulletin.

Dans le cadre de sa mission de représentation du personnel, le CSE peut recourir à l’expertise dans de nombreux cas de figure(1) afin de parvenir à éclairer sa propre appréhension de la réalité. Oui mais voilà : dans deux cas bien précis, il peut aussi recourir à l’expertise non plus pour lui-même, mais pour d’autres acteurs du dialogue social dans l’entreprise, à savoir les délégués syndicaux. Et c’est justement à propos de l’une d’elle qu’un contentieux s’est fait jour.

Du bon usage du double canal de représentation

Dans l’entreprise, notre système de représentation fonctionne par l’entremise d’un double canal que nous pouvons schématiquement présenter ainsi : d’un côté, les représentants du personnel et de l’autre, les représentants syndicaux. Aux premiers les réclamations et l’expression collective des travailleurs (tout au moins dans les entreprises de 50 salariés et plus) et aux seconds les revendications via l’exercice de la négociation collective.

Mais pour bien faire, une telle répartition des rôles ne doit surtout pas conduire à un fonctionnement en silo ! Représentation du personnel et représentation syndicale portent en effet l’une comme l’autre les intérêts des salariés et, dès lors qu’elles ambitionnent de fonctionner efficacement, elles doivent nécessairement communiquer entre elles et agir de concert.

Comme nous l’avons précisé dans les premières lignes de cet article, certaines des dispositions du Code du travail viennent elles-mêmes inciter à un fonctionnement imbriqué des deux canaux de représentation. Ainsi, s’agissant des expertises, et pour le sujet qui nous intéresse ici, le Code du travail précise que « dans les entreprises d’au moins 300 salariés », le CSE peut faire appel à un expert habilité « en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle »(2). Le CSE peut ainsi décider de recourir à l’expertise dans le but de préparer des négociations qu’en principe, il ne lui appartient pas de mener(3).

Et force est de constater que ce n’est pas là le seul cas où le CSE a la possibilité de recourir à l’expertise pour assister quelqu’un d’autre que lui-même... Dans le chapitre qu’il consacre aux licenciements économiques, le Code du travail vient en effet nous révéler que le CSE peut « mandater un expert afin qu'il apporte toute analyse utile aux organisations syndicales pour mener la négociation » du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE)(4).

De la contestation patronale de ce bon usage

Venons-en maintenant à l’affaire qui nous a amenés à nous (re)pencher sur cet aspect du droit. Cap pour cela sur le mois de mai 2019 et sur la société Mediapost : le CSE-C qui y est implanté prend alors une délibération par laquelle il décide de recourir « à une expertise relative à la qualité de vie au travail incluant l’égalité professionnelle » ; l’idée étant alors d’aider les délégués syndicaux négociant la qualité de vie au travail à y voir plus clair. Mais, comme la loi l’y autorise, l’employeur décide quelque 15 jours plus tard de contester cette délibération devant le président du tribunal de grande instance(5). Sans succès puisque, par une ordonnance rendue le 9 octobre 2019, il sera purement et simplement débouté. Mais les choses n’en resteront pas là, puisqu’il décidera finalement de se pourvoir en cassation contre cette décision de justice. Ce qui débouchera sur le rendu d’un arrêt de cassation partielle venant répondre à un certain nombre de questions que nous pouvions jusqu’alors nous poser.

Une affaire déclinable en questions / réponses

L’affaire ici commentée nous permet en effet de mettre en exergue 4 questions, et surtout 4 réponses. 

- Première question: le CSE peut-il (vraiment) recourir aux services d’un expert habilité pour aider les délégués syndicaux à négocier ?

Par le biais d’une lecture pour le moins étriquée de l’article L. 2315-94 3° du Code du travail, l’employeur estimait que non ! Le texte est en effet ainsi formulé : « Le CSE peut faire appel à un expert habilité (…) dans les entreprises d’au moins 300 salariés, en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle ». Contrairement à l’article qui autorise le CSE à recourir à l’expertise dans le cadre de la négociation du PSE, les délégués syndicaux ne sont ici pas expressément visés. Ce qui a amené l’employeur à défendre la thèse selon laquelle le CSE ne serait fondé à recourir à ce type d’expertise que lorsque - en l’absence de délégué syndical dans l’entreprise - c’est à lui qu’il revient de mener les négociations. 

Interprération (ultra littéralle et ultra restrictive) balayée d'un revers de main par la Cour de cassation...

Le CSE est donc bel et bien habilité à recourir à l’expertise au bénéfice du (ou des) délégué(s) syndical(aux) menant les négociations. 

- Deuxième question : à quel moment le CSE peut-il recourir à une telle expertise ?

En l’espèce, la négociation égalité professionnelle avait débuté en novembre 2018. Suspendue en janvier 2019 (le temps que les élections CSE soient organisées), elle n’avait repris qu’en mars 2019, pour finalement aboutir fin août de la même année.

Comme nous avons déjà pu le préciser, il avait été décidé de recourir à l’expertise le 9 mai 2019. Trop tard selon l’employeur, qui considérait que si l’expertise avait pour objet de permettre aux délégués syndicaux de « préparer la négociation », elle devait alors en conséquence « être mise en œuvre préalablement à l’ouverture de la négociation ».

Argument rejeté par la Cour de cassation. Et ce à l’appui de plusieurs éléments : une suspension de la négociation observée entre janvier et mars 2019, un complément d’information versé par l’employeur lui-même en mai 2019 et, enfin, une fin de négociation survenue bien plus tard, à la fin de l’été 2019.

Moralité : l’expert habilité n’a pas nécessairement à être désigné préalablement à l’ouverture des négociations égalité professionnelle mais (de manière bien plus souple) « en temps utile à la négociation »

- Troisième question : sur quoi doit précisément porter l’expertise ?

En l’espèce toujours, la désignation de l’expert habilité avait été décidée par le CSE afin « d’accompagner les élus dans la négociation sur l’accord de qualité de vie au travail incluant l’égalité professionnelle ». Champ d’expertise bien trop large selon l’employeur, qui rappelait que l’article L. 2315-94 3° du Code du travail le délimitait à la seule préparation de la négociation égalité professionnelle.

Et sur ce point, la Cour de cassation donne raison à l’employeur (et casse partiellement l’ordonnance rendue par le président du tribunal de grande instance). Elle rappelle en cela que la disposition visée à l’article L. 2315-94 3° du Code du travail « est spécifiquement destinée à favoriser la négociation sur l’égalité professionnelle » et qu’elle ne peut en conséquence « être étendue à d’autres champs de négociation ».

- Quatrième question : quelle prise en charge patronale pour cette expertise ?

Le Code du travail précise que l’expertise « en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle » n’est prise en charge à hauteur de 100 % par l’employeur qu’en l'absence, au sein de la base de données économiques et sociales (BDES), « de tout indicateur relatif à l'égalité professionnelle ».  Une telle prise en charge intégrale ne doit donc finalement être vue que comme la sanction d’un défaut d’information de l’employeur sur la question de l’égalité femmes / hommes.

Hors défaillance patronale en la matière, la Cour de cassation rappelle que l’expertise doit être prise en charge à hauteur de 80 % par l’employeur et à hauteur de 20 % par le CSE. 

L’ordonnance rendue par le président du tribunal de grande instance avait décidé d’une prise en charge à 100 % par l’employeur alors que la société Médiapost affirmait produire aux débats « plusieurs indicateurs chiffrés relatifs à l’égalité professionnelle ».

C’est ce qui conduit la Cour de cassation à décider d’une cassation partielle sur cet ultime point en débat. 

 

[1] Aussi bien dans le cadre des consultations récurrentes (orientations stratégiques, situation économique et financière et politique sociale) que de certaines consultations ponctuelles (risque grave, introduction de nouvelles technologies…) du CSE.

[2] Art. L. 2315-94 3° C. trav.

[3] Sauf dans certaines entreprises, en l’absence de délégué syndical (cf. art. L. 2232-23 à L. 2232-26 C. trav.).

[4] Art. L. 1233-34 al. 4 C. trav.

[5] Tribunal de grande instance devenu, depuis le 1er janvier 2020, le tribunal judiciaire.